22
Nous avons franchi la frontière du Wyoming le jour de la démission de son gouverneur.
L’une des soi-disant milices Oméga avait occupé le bâtiment législatif pendant presque une semaine, y retenant soixante otages dont le gouverneur Atherton. La Garde nationale avait fini par libérer l’immeuble et Atherton, mais ce dernier avait aussitôt démissionné en invoquant des raisons de santé. (Légitimes : il avait pris une balle dans l’aine et la blessure avait eu le temps de s’infecter.)
En d’autres termes, les passions étaient à leur comble dans cette région de grands espaces, mais toute cette agitation politique restait invisible depuis la route. À l’endroit où nous sommes entrés dans l’État, l’autoroute était percée de fondrières et se déroulait entre de vastes ranchs redevenus secs et sauvages suite à l’épuisement de la nappe aquifère d’Oglalla. Des volées d’étourneaux peuplaient les nervures rouillées des conduites d’irrigation.
« Le problème, proférait Sue, vient en partie de ce que les gens voient plus ou moins les Chronolithes comme de la magie… Alors que c’est faux, les Chronolithes sont le produit d’une technologie, ils se comportent comme le produit d’une technologie. »
Elle parlait des Chronolithes depuis au moins cinq heures, mais pas exclusivement à moi. Sue tenait à conduire la dernière camionnette du convoi, que remplissaient nos effets personnels, ses notes et ses plans. Nous – Hitch, Ray et moi – tendions à occuper tour à tour le siège passager. Sue avait ajouté une espèce de volubilité nerveuse à son comportement obsessionnel habituel. Il fallait lui rappeler de se nourrir.
« La magie n’est pas limitée, a-t-elle dit, ou alors seulement, paraît-il, par les talents de qui la pratique ou les caprices du monde surnaturel. Les Chronolithes, eux, ont des limites imposées par la nature, des limites strictes et tout à fait calculables. Kuin émet ses Chronolithes à une vingtaine d’années en arrière parce que, au-delà, cela devient infaisable – s’il dépasse ce point, les besoins énergétiques croissent de façon logarithmique et tendent vers l’infini, même pour une masse infime. »
Notre convoi consistait en huit gros camions de transport militaire fermés et en deux fois plus de camionnettes et de transports de troupes. Au fil des ans, Sue avait rassemblé une petite armée d’individus qui partageaient la même vision des choses – en particulier les universitaires et les étudiants de troisième cycle qui avaient assemblé l’équipement d’intervention tau. Ces personnes étaient, dans notre caravane, prises en sandwich entre des détachements de l’armée. On avait repeint tous les véhicules du bleu de l’Uniforce afin de ressembler à un des convois militaires qui empruntaient assez régulièrement ces autoroutes peu fréquentées de l’Ouest.
Quelques kilomètres après la frontière, obéissant à un signal du camion de tête, nous nous sommes arrêtés en file indienne au bord de la route pour faire le plein à une petite station-service Sunshine Volatiles isolée. Sue a éteint la climatisation à air puisé et j’ai descendu une vitre latérale. Çà et là, des nuages d’altitude marquaient de leurs rubans le ciel d’un bleu infini. Le soleil se trouvait presque au zénith. Dans une prairie brune, d’autres moineaux tournoyaient au-dessus d’un vieux derrick à pétrole bruni par la rouille. L’air sentait la chaleur et la poussière.
« Les Chronolithes obéissent à toutes sortes de limites », a continué Sue d’une voix qui ressemblait à un bourdonnement somnolent. « Leur masse, par exemple, ou plus exactement leur équivalent-masse, étant donné que ce dont ils sont constitués n’est pas de la matière conventionnelle. Tu sais qu’il n’y a pas eu un seul Chronolithe avec un équivalent-masse supérieur à environ deux cents tonnes ? Pas par manque d’ambition de la part de Kuin, j’en suis convaincue. Il les aurait construits sur la Lune s’il s’en était cru capable. Mais là encore, au-delà d’une certaine limite, la facture énergétique croît de façon exponentielle. La stabilité en souffre aussi. Les effets secondaires deviennent plus importants. Scotty, tu sais ce qu’il arriverait à un Chronolithe s’il ne dépassait ne serait-ce que d’une fraction la limite de masse théorique ? »
J’ai répondu n’en rien savoir.
« Il deviendrait instable et s’autodétruirait. Probablement de manière spectaculaire. En quelque sorte, sa géométrie Calabi-Yau se déploierait, tout simplement. En termes pratiques, ce serait une catastrophe. »
Mais Kuin n’avait pas été assez imprudent pour laisser cela se produire. Kuin, me suis-je dit, avait fait preuve de jugeote depuis le début. Ce qui n’augurait rien de bon de notre périple donquichottesque dans ces paysages de western écrasés de soleil.
« Je prendrais bien un Coca, a soudain déclaré Sue. Je meurs de soif. Tu veux bien aller à la station-service voir s’ils ne m’en vendraient pas un ? »
J’ai hoché la tête, suis descendu de la camionnette sur le bas-côté caillouteux et me suis dirigé vers le Sunshine en remontant la file des camions immobilisés. La station-service était un avant-poste isolé, un vieux demi-dôme géodésique abritant du soleil une supérette et une rangée de réservoirs piqués de rouille. Le macadam était bordé de minuscules cordons de poussière formés par le vent. Debout sur le seuil, un vieil homme, la main en visière, considérait le long alignement de véhicules. Il n’avait probablement pas eu autant de clients au cours des deux dernières semaines. Cela n’avait pas l’air de le réjouir pour autant.
Des modules de service automatique ont tâtonné sous le tablier du camion de tête pour le nettoyer et le ravitailler en carburant. Les prix s’affichaient au-dessus de nous sur un grand panneau dont l’action incessante du soleil et du sable avait opacifié le verre.
« Salut, ai-je dit. Apparemment, ça fait un certain temps qu’il n’a pas plu, dans le coin. »
Le pompiste a baissé la main qui lui protégeait les yeux et m’a regardé de travers. « Pas depuis mai, a-t-il répondu.
— Vous avez des boissons fraîches là-dedans ? »
Il a haussé les épaules. « Un peu. Des sodas.
— Je peux jeter un œil ? »
Il a libéré le passage. « C’est votre fric. »
L’ombre à l’intérieur semblait presque glacée comparée à la chaleur brutale du jour. Il n’y avait pas grand-chose sur les étagères du magasin. L’armoire réfrigérée contenait quelques cannettes, Coca, root beers et boissons gazeuses à l’orange. J’en ai pris trois au hasard.
Le pompiste a enregistré l’achat en fixant mon front aussi intensément que si je portais une marque au fer rouge. « Un problème ? lui ai-je demandé.
— Je vérifie juste s’il y a le Nombre.
— Le Nombre ?
— Celui de la Bête », a-t-il précisé en désignant un autocollant de pare-chocs qu’il avait fixé sur le devant du comptoir : JE SUIS PRÊT POUR L’EXTASE ! ET VOUS ?
« Je ne dois guère être prêt que pour une boisson fraîche, ai-je dit.
— C’est c’qu’y m’semblait. »
Il m’a suivi à l’extérieur et a plissé les yeux pour regarder la file de camions. « Le cirque arrive en ville, à c’qu’on dirait. » Il a craché distraitement dans la poussière.
« Il y a une clé pour les toilettes ?
— Accrochée derrière le coin. » Il a tendu le pouce vers la gauche. « Ayez un peu de miséricorde et tirez la chasse en sortant. »
Le lieu de l’arrivée – identifié par surveillance satellite et précisé par des mesures de radiation ambiante sur place – était aussi énigmatique et aussi peu instructif que tant d’autres sites de Chronolithes. On baptisait « stratégiques » les pierres rurales, celles des petites villes ou celles relativement peu destructrices. Celles écrasant des grandes villes comme Bangkok ou Jérusalem étaient dites « tactiques ». Que cette distinction soit significative ou le simple fruit du hasard, la question restait à trancher.
La pierre du Wyoming, quant à elle, se classait clairement parmi les « stratégiques ». Le Wyoming n’est guère qu’une haute mesa désertique barrée de montagnes – « beaucoup d’altitude et peu de multitudes », avait dit de lui un de ses gouverneurs au XXe siècle. Ses réserves de pétrole et son industrie du bétail souffriraient à peine de l’arrivée d’une pierre de Kuin, et de toute façon, l’endroit où on l’attendait ne bénéficiait d’aucune de ces ressources – à vrai dire, il n’y avait rien sinon deux ou trois vieux bâtiments agricoles tombant en ruine et des nids de chiens de prairie. L’agglomération la plus proche était un village-bureau de poste nommé Modesty Creek, auquel on se rendait par vingt-cinq kilomètres de route goudronnée à deux voies courant entre pâturages brunis, affleurements de basalte et rares bosquets de peupliers cottonwood. Nous avons traversé cette route secondaire à une vitesse prudente, et en arrivant à proximité de notre destination Sue a interrompu son monologue pour admirer les vagues de sauge et d’orties sauvages.
— À quoi peut bien servir un Chronolithe dans un endroit pareil ? lui ai-je demandé.
« Je n’en sais rien, mais c’est une bonne question, une question qu’il faut se poser. Cela doit bien signifier quelque chose. Comme quand aux échecs votre adversaire déplace d’un coup son fou sur le bord de l’échiquier, sans raison apparente. Soit il s’agit d’une erreur d’une stupidité phénoménale, soit d’un gambit. »
— Un gambit, alors : une diversion, une fausse menace, une provocation, un leurre. Cela n’avait aucune importance, d’après Sue. Quel que soit le but poursuivi par ce Chronolithe, nous empêcherions son arrivée. « Mais la causalité est très complexe, a-t-elle admis. Contractée à forte densité et d’une grande recomplication. Kuin a l’avantage du recul. Il a pour s’opposer à nous des moyens que nous ne pouvons anticiper. Nous en savons très peu sur lui, alors que lui pourrait bien en savoir beaucoup sur nous. »
À la tombée de la nuit, nous avions quitté la route. Une avant-garde avait déjà reconnu le site et grossièrement délimité un périmètre à l’aide de jalons et de bande jaune. Le ciel conservait encore suffisamment de lumière pour permettre à Sue de conduire quelques-uns d’entre nous au sommet d’une hauteur, d’où nous avons contemplé des pâturages aussi prosaïques que le sol quadrillé d’un projet de construction de centre commercial.
C’était une contrée sauvage, incluse au départ dans une parcelle privée jamais cultivée et rarement visitée. Le crépuscule conférait une certaine solennité à cette prairie ondulante que délimitait à l’est un promontoire abrupt. Le sol était rocailleux, l’armoise grisée par un été sec. Il aurait régné un silence absolu sans le bruit produit par les équipes de techniciens insufflant de l’air comprimé dans la structure d’une douzaine d’abris gonflables.
En haut du promontoire, la silhouette d’une antilope s’est découpée en contre-jour sur le bleu de plus en plus noir du ciel. Elle a levé la tête, nous a flairés et s’est éloignée en trottant.
Ray Mosely s’est avancé derrière Sue et lui a pris le bras. « On peut presque la sentir, a-t-il dit, tu ne trouves pas ? »
Il parlait de la turbulence tau. Dans ce cas, j’y étais insensible. Peut-être flottait-il une vague odeur d’ozone, mais je n’avais d’autre sensation nette que celle du vent froid dans mon dos.
« Un bel endroit, dans le genre désolé », a estimé Sue.
Un endroit qu’au matin nous avons rempli de bulldozers et de niveleuses avec lesquels nous avons éliminé toute beauté.
Le réseau de télécommunications civil, comme beaucoup d’autres services publics, s’était récemment délabré. Les satellites quittaient leurs orbites sans qu’on les remplace, les fibres optiques vieillissaient et se brisaient, les vieux câbles de cuivre souffraient des conditions météorologiques. J’ai malgré tout eu la chance, le soir suivant, d’obtenir une communication vocale avec Ashlee.
Notre première journée sur le site avait été extrêmement occupée et étonnamment productive. Les techniciens de Sue avaient triangulé le centre du lieu d’arrivée, que le génie militaire avait aplani avant d’y déverser une dalle de béton en guise de fondations pour l’appareil de variabilité tau, qu’on appelait « le cœur » pour abréger. Bien entendu, il ne s’agissait pas d’un cœur de réacteur nucléaire au sens conventionnel du terme, mais le but dans lequel il avait été conçu – la production d’un fragment de matière exotique – nécessitait un blindage similaire, thermique et magnétique.
On avait coulé des fondations moins importantes pour les générateurs diesel redondants qui l’alimenteraient et pour les groupes électrogènes plus modestes qui serviraient à l’éclairage et aux appareils électroniques. À notre deuxième coucher de soleil, nous avions transformé notre plateau isolé en une lande industrielle d’une monotonie presque victorienne en effarouchant une quantité surprenante de lièvres, de chiens de prairie et de serpents. Nos lampes luisaient dans l’obscurité comme autrefois les feux de sentinelles des Crows ou des Blackfoots, des Sioux ou des Cheyennes ; l’air empestait les substances volatiles et le plastique.
Sue m’avait assigné au guet, mais c’était une tâche si manifestement artificielle que je l’ai échangée contre une autre moins prestigieuse mais infiniment plus utile : le creusement de fosses d’aisances, dans lesquelles j’ai ensuite versé de la chaux. Juste avant le coucher du soleil, hébété de fatigue, j’ai emmené mon terminal portable sur la pente du promontoire pour y établir la communication avec Ashlee. La bande passante disponible suffisait pour la voix mais pas pour l’image. Cela ne me gênait pas : c’était sa voix que j’avais besoin d’entendre.
Ash m’a informé que tout allait bien. Elle avait payé quelques factures très en retard avec l’argent avancé par Hitch, et elle avait même emmené Kaitlin une fois ou deux au cinéma. Elle m’a dit ne pas comprendre pourquoi nous avions estimé nécessaire que Morris Torrance reste pour veiller sur elle – il montait la garde dans sa voiture garée sous les fenêtres de l’appartement. Elle a précisé qu’il ne la gênait pas, mais que du coup elle avait l’impression d’être surveillée.
Elle l’était en effet. Sue redoutait que des éléments kuinistes aient suivi sa trace jusqu’à Minneapolis, et j’avais insisté pour ne pas laisser Ash sans protection – obligeant ainsi le vénérable mais compétent Morris Torrance à lui servir de garde du corps. J’avais refusé d’abandonner Ashlee sans protection s’il pesait le moindre début de menace sur sa sécurité ; Sue avait délégué Morris.
« Il est plutôt sympa, a dit Ash, mais ça m’énerve un peu de l’avoir toujours dans les jambes.
— Ça ne durera que jusqu’à mon retour.
— C’est trop long.
— Essaye de voir ça comme le moyen de préserver ma tranquillité d’esprit.
— Essaye de voir ça comme une raison de revenir vite.
— Dès que je peux, Ash.
— Et donc, à quoi ressemble… Wyoming ? »
J’ai compris le sens de sa question malgré la courte interruption qui m’en avait privé d’une ou deux syllabes. « Si tu voyais ça… Le soleil vient de se coucher. L’air sent l’armoise. » L’air sentait la créosote, la chaux et le métal brûlant, mais le mensonge m’a semblé préférable. « Le ciel est presque aussi beau que toi.
— … conneries.
— J’ai passé la journée à creuser des latrines.
— Voilà qui paraît plus vraisemblable.
— Tu me manques, Ash.
— Toi aussi. » Elle s’est tue un instant, et j’ai entendu un bruit, peut-être la sonnette de sécurité de notre appartement. « Je crois qu’il y a quelqu’un à la porte, a-t-elle dit.
— Je t’appelle demain.
— … demain », a-t-elle fait en écho, puis la communication s’est coupée pour de bon.
Mais je n’ai pas pu la joindre le lendemain. Nous n’avons pas réussi à établir la moindre communication avec l’est des Dakotas, malgré les redondances multiples encore incluses dans les réseaux. Ray Mosely attribuait cela à une panne dans une grappe de serveurs nodaux, probablement due à un autre sabotage kuiniste.
C’est ce problème de communications qui a décidé le responsable des médias au ministère de la Défense à avertir la presse un jour plus tôt que prévu. Beaucoup de reporters vidéo indépendants couvraient les troubles à Cheyenne pour le compte des réseaux, mais il leur faudrait bien vingt-quatre heures pour arriver à Modesty Creek… où on avait besoin d’eux.
La nuit suivante, les ingénieurs ont mis en place un cercle éblouissant de microlampes au soufre. Nous avons travaillé à la fraîche sous la lueur de la lune, à creuser une casemate dans la terre sèche à un kilomètre et demi du point d’atterrissage, à enterrer des câbles et à dérouler d’immenses longueurs de grillage. Clôturer le site en interdirait l’accès aux touristes et aux kuinistes, au cas où ils aient vent de notre action. Hitch a fait remarquer que cela serait efficace contre les antilopes mais pas contre un certain nombre de mammifères de plus grande taille, pas sans gardes armés. Mais nous en avions aussi.
À l’aube, les mains en sang, je me suis glissé dans mon lit de camp.
Le siège allait commencer.